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  • Etienne Lienhard

La pédagogie intuitive


Je publie aujourd'hui avec son autorisation cet excellent article de mon collègue et ami Etienne, avec qui j'ai eu le plaisir de co-animer quelques stages-séminaires sur le thème de "l'écoute", destinés à des pédagogues en formation continue ou à des professionnels de la relation d'aide. Pour avoir expérimenté les "jeux" qu'il décrit ci-dessous, et d'autres encore dans ma pratique professionnelle, je peux témoigner de leur étonnante efficacité sur l'être et le groupe. L'article est long, mais il mérite qu'on prenne le temps Nanou

Issue de l’expérience vécue depuis les années 1970 à l’école Steiner de Solvik, près de Järna (Suède), une formation continue, proposée d’abord en Hollande, puis en Allemagne jusqu’à juin 2015, a été intitulée « Intuitive Pädagogik »1 Dispensée notamment par trois membres de l’école de Solvik - Pär Ahlbom, Merete Lövlie et Marcel Desax, en collaboration avec Iris Johansson et Thomas Pedroli – et fondée sur l’expérience que la volonté d’apprendre est innée en chacun de nous, cette transmission plaçait l’initiative propre, le jeu, la créativité et un travail sur l’écoute inconditionnelle au cœur du développement d’une conscience libre.

En 2006, Etienne Lienhard qui, après un parcours par la musique, le chant, la peinture, le théâtre et le Tai-Chi, offrait des ateliers de créativité au sein de l’éducation populaire, participe à une de leurs rencontres et leur demande de venir en France. À l’automne 2008, une première rencontre a lieu à l’école Steiner de Verrières-le-Buisson, suivie annuellement en 2009, 2010 et 2011, par trois autres. Puis en 2012 et 2013, le congrès annuel de la Fédération des Écoles Steiner-Waldorf leur a consacré une place privilégiée.

Tout comme pédagogie libertaire ou école démocratique, le terme de pédagogie intuitive ne peut être un label : il ne fait que désigner un courant d’inspiration dans lequel chacun ne représente que sa propre pratique.

Comprendre qui, ou quoi que ce soit, c’est établir des liens et les éprouver dans les mouvements intuitifs de la conscience qui cherche sa propre source. En chacun de nous, ce voyage est une aventure unique.

Avant, pendant et au-delà de l’expérience,

la présence

«(…) L'éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C'est également avec l'éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d'entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n'avions pas prévu, mais les préparer d'avance à la tâche de renouveler un monde commun. »

Hannah Arendt2

Les enfants aiment naturellement apprendre. Le plus souvent, ils expérimentent tôt ou tard qu'ils le doivent.

Selon la perception de qui la regarde, la crise de l’éducation peut être vue de bien des façons. Ce qui en général demeure, c’est le fait de la grande différence des points de vue entre des enfants et des adultes, tout comme entre l’état du monde que rencontrent les uns et celui qu’ont perçu les autres alors qu’ils y étaient eux-mêmes nouveaux venus. Mais, au-delà de tous les diagnostics de terrain, lors de journées d’échanges et de formation se retrouvent des personnes qui sont toutes à l’écoute des enfants qu’ils accompagnent au cœur de différentes pratiques pédagogiques. Le propos de cette contribution est, autant que cela puisse se faire par écrit, de donner à sentir la nature de dispositifs ludiques simples tels que ceux qui ont été proposés durant cet atelier. Tous ces dispositifs reposent sur la vigilance naturelle qui s’éveille en nous quand nous découvrons la richesse et la profondeur de l’expérience non verbale. A partir d’une visite de différentes ressources dans l’attention, nous développerons quelques réflexions sur des appuis pour une éducation tournée vers une conscience autonome et inspirée par la liberté.

Puis-je, par écrit, témoigner de la richesse de la vie qui nous relie les uns aux autres ? Dans son éternel présent, toujours en mouvement, jamais la vie ne se répète. La profondeur ou l’intensité peuvent-elles être décrites ? Peut-on dire la subtilité de tout ce qui se joue dans un simple regard, dans un seul geste ? Comment évoquer ce qui vibre et flue dans la présence à l’autre, aux autres qui vivent un même moment ? Je ne peux pas dire tout ce que je sens me traverser, aller et venir, dedans, dehors. Mais si je ne peux décrire ce qui est constamment reçu et donné, la richesse de la vie n’en est pas moins présente ; et je sais intuitivement que ce qui appréhende tout cela est premier en nous. Je peux l’appeler ouverture ou présence d’esprit, ou encore simplement, présence. Je sais aussi que si la pensée m’en distrait souvent, elle-même s’y abreuve : au cœur du mouvement physique comme dans la pensée et dans les sentiments, au-delà de mes goûts et de mes attentes, témoin de tout ce qui naît et passe, alors même que je ne peux tout nommer, au fond, je suis présence.

Investir le jeu

« L’homme n’est pleinement Homme que lorsqu’il joue. »3

Friedrich Von Schiller4

J’adresse cette communication à l’intuition de ceux qui retrouveront en eux des échos de vécus de cette nature. En proposant ici de visiter mentalement cinq exemples de jeux basés sur le sens du mouvement dans l’espace, je voudrais rendre sensible cette ouverture originelle qui, dans bien des contextes ordinaires de notre vie, est simplement envahie par toutes les attentes et les stratégies du quotidien personnel. Car lorsque nous reconnaissons la présence comme notre source, elle nous ouvre à l’écoute qui nourrit notre confiance en nous-mêmes ; et alors, nous pouvons aussi accorder cette confiance à chacun.

Pour exprimer ce qui se passe dans l’écoute fine du mouvement, je fais appel en moi à des ressentis dans le corps et dans l’esprit. De même, toi qui me lis, pour suivre ces descriptions, tu visites des traces dans ton propre vécu. Pour cela, tous deux, chacun à sa façon visitant en lui la matière de son expérience, nous rallumons notre mémoire, nous imaginons et éprouvons les gestes, nous retrouvons des sensations, et cette évocation par l’imagination a lieu dans le vaste champ de la présence vivante et immobile qui perçoit et infuse tous les mouvements, externes comme internes.

Voici donc les descriptions successives de cinq jeux faisant appel à l’équilibre, l’écoute, l’action commune, le partage d’une création, le partage d’un espace de vie.

Premier jeu :

Équilibre

Au bout de mon majeur, je pose l’extrémité d’une fine tige de bambou longue d’un bon mètre et je la porte en équilibre : dès le premier instant, je sens une vigilance tranquille dans mon regard et dans mes gestes. Comme mes premières réactions trop vives compromettent sa verticalité, je respire, cherchant plus de mesure ; j’accueille la globalité du mouvement et, avec la détente, la souplesse vient. J’affine ma sensation d’ensemble : mes pieds au sol, ma verticalité mobile, le toucher du doigt qui soutient la tige légère, ma respiration dans l’espace où je cherche une stabilité pour maintenir l’objet qui vacille … Peu à peu, intégrée dans une respiration plus vaste, la tige en reçoit les pulsations qui doucement s’apaisent ; à mesure que je ressens ma propre verticalité et que je me sens moi-même porté par l’espace et le souffle, elle se stabilise ; lorsque tout se rassemble, elle flotte, comme suspendue. J’ose alors un pas, deux, trois ; lentement, j’essaie la ligne droite, en avant, en arrière,… ma sensation, le mouvement, l’espace, moi et la tige sommes unis dans la présence.

Dans ce jeu, chacun peut retrouver la joie profonde de maîtriser l’équilibre qui nous offre la verticalité et élargit à la fois notre champ de vision et notre liberté de mouvement. Cherchant à stabiliser la droiture simple de l’objet, nous rencontrons en nous les turbulences de la conscience dispersée. Peu à peu, au bout de notre doigt, l’objet inerte infuse en nous le calme d’une écoute vaste qui accueille et inclut tous les mouvements alentour.

À un autre moment, simplement debout ou assis, chacun, comme la tige de bambou, peut aussi se sentir « porté » dans sa verticalité, être dans la sensation que « ça tient tout seul » ; et vivre comment du coup, ses perceptions internes et externes s’affinent…

Avec le sens de l’équilibre, inné en chacun de nous, la verticalité est une conquête majeure pour chacun d’entre nous ; intime et centrale comme la sensation « je suis », elle constitue l’axe vital de notre expérience de nous-même et de la liberté de mouvement. Personne ne peut me la donner autrement que par l’exemple, car je dois l’apprivoiser et l’intégrer intimement par l’expérience renouvelée.

Que nous soyons debout ou assis, rien ne peut remplacer la stabilité et la confiance que donne l’ancrage dans cette vigilance souple qu’est notre verticalité. Elle est liée à la conscience claire de veille. À partir d’elle, les perceptions se produisent d’elles-mêmes. À partir d’elle, la rencontre de l’autre, des autres ouvre à la communication, à l’écoute mutuelle, à la compréhension, et à l’action quand il le faut. Quand elle est défaillante, nos perceptions s’en trouvent altérées et le sommeil n’est pas loin.

Deuxième jeu :

Écoute

Face à face avec toi, nous frappons dans nos mains, alternant, toi, moi, toi, moi, toi, moi, toi… Je sens le toucher de mes mains, j’entends leur son ; j’entends le son de ton toucher, je vois ton mouvement. Dans les claquements répétés, peu à peu, une pulsation s'installe et se stabilise ; nous nous adaptons l’un à l’autre, nous trouvons une cadence. À l’oreille et par la vue, nous nous accordons de mieux en mieux ; à mesure que notre écoute s’élargit et intègre la globalité de l’action commune, le son se marie aux sensations des mouvements dans un flux unique, nourri, et bientôt ça se met à danser « tout seul »… la cadence nous porte, le son nous « parle ». Après un moment, j’accélère progressivement ; à l’écoute, tu suis, et le battement se resserre de plus en plus rapide, se stabilise… et puis je décélère doucement et toi aussi ; le rythme s’apaise progressivement et peu à peu, nous retrouvons notre première pulsation… que nous ralentissons encore, redonnant plus de place au silence... Ensuite, nous échangeons les rôles : maintenant, c’est toi qui mèneras, et moi qui suivrai...

Au cours de ce jeu, notre capacité à interagir dans une adaptation vivante à autrui révèle des ressources inattendues : investissant à la fois le mouvement, l’ouïe et la vue dans la relation, nous pénétrons simultanément le goût de l’échange, le sens de la qualité du son et la puissance structurante du rythme avec l’énergie qui l’accompagne. Dès que nous sentons un équilibre s’installer, puis dans le partage de l’accélération et de la décélération, nous éprouvons la joie de parvenir par la seule écoute mutuelle à « chevaucher » une synergie sensible, alors ressentie comme nouvelle.

Étonnante, stimulante, cette simple pratique nous révèle combien il est bon de parvenir à s’accorder avec autrui. C’est un petit bain d’écoute simple qui nous invite à poursuivre ce chemin délicat mais riche en découvertes…

Troisième jeu :

Ensemble

Nous sommes assemblés à une quinzaine – ça peut être moins ou plus, pourvu que l’espace le permette – en un grand cercle, les bras à l’horizontale ; entre nos paumes ouvertes et celles de nos voisins, nous maintenons une fine tige de bois ou de bambou, longue d’un bras. Librement et en silence, chacun accueille des impulsions de mouvement venant de lui ou de ses voisins ; le cercle se mobilise, les espaces entre nous se distendent par endroits et se resserrent à d’autres ; chacun s’adapte pour maintenir la pression, notre cercle se modifie, ondule doucement et fait des vagues qui, lentement, se déplacent. En peu de temps, le cercle initial n’est plus, et chacun, pris dans un enchevêtrement mouvant s’oriente comme il le peut, relié à deux voisins occupés eux aussi et chacun à sa façon, à accompagner de leur mieux les oscillations de leurs voisins et de la grande chaîne vivante, comme un organisme sans chef. Pendant un temps plus ou moins long, plus ou moins bien vécu, chacun cherche sa place et son rôle dans cette errance commune… Puis peu à peu, reconnaissant combien il est difficile à la fois d’accueillir et d’impulser le mouvement tout en maintenant la juste pression sur les tiges que nous portons, chacun à sa manière découvre un laisser faire vigilant, un accueil attentif entrecoupé d’impulsions plus ou moins fortes ou plus ou moins heureuses, de révoltes plus ou moins maîtrisées ou subies : un jeu de nœuds et d’entrelacs se développe qui va se complexifiant, tandis que les uns derrière les autres défilent en méandres, passent sous les ponts que forment bras et tiges... Bientôt l’ensemble forme un tel méli-mélo, qu’il semble inconcevable de pouvoir s’en défaire. Toujours muets, nous commençons alors progressivement à en chercher l’issue… Un instant démunis, chacun cherchant les mouvements collectifs nécessaires, nous tatonnons, hésitons, essayons. Peu à peu, chacun élargissant son champ de perception, accueille autour de lui les flux qui vont dans le bon sens ; dans un mouvement commun de plus en plus éclairé, une première boucle se dégage d’une autre, un nœud se défait ; la confiance vient et désormais, comme une brume qui se dissipe, inexorablement, la complexité se résorbe jusqu’à avoir enfin raison de la dernière boucle : le vaste cercle du début, perdu mais jamais rompu, notre cercle commun est retrouvé. (Naturellement, ce processus peut être vécu en se touchant simplement les mains, paume contre paume ; l’espace entre les participants s’en trouve alors réduit et la sensation d’intrication, accrue, mais la matérialité du lien qui nous relie est absente.)

Par son dispositif, ce jeu nous ouvre une façon concrète d’expérimenter ce qui nous relie à autrui dans l’aventure mouvante et sensible de la société humaine. Il offre des façons simples d’agir sur autrui et d’être agi, de rencontrer sa propre pensée en situation, de voir agir celle des autres et de découvrir comment la conscience en nous vit et s’oriente au sein d’un collectif. Et il nous permet surtout de voir à quel point, dès lors que chacun assume d’élargir sa vision, une problématique collective apparemment insoluble semble se résoudre d’elle-même.

Quatrième jeu :

Créer ensemble

Debout à plusieurs autour d’une table, nous plaçons une feuille de carton blanc de 80 cm sur 120 cm sur celle-ci. En son milieu l’un de nous verse lentement un bon litre de sable finement tamisé qui forme naturellement un tas conique. Silencieux, le jeu consiste à toucher le sable en y imprimant chacun un geste de la main qui en marque et modifie plus ou moins la surface et la forme. Nous agissons un à la fois, à tour de rôle ou librement. Il est aussi possible de seulement regarder. À aucun moment nous ne choisissons de signifier quoi que ce soit, ni de faire œuvre personnelle, fût-elle modeste : chacun se limite à ce qui peut être appelée une action simple, plus ou moins ample ou limitée en dimension. Nous veillons simplement à ne pas répandre de sable au-delà des limites de la feuille de carton. Ainsi, naturellement, dans la réception des interventions successives des uns et des autres, un vocabulaire de gestes et de formes de toutes sortes se développe par enchaînements ou par contrastes, par mimétisme ou par associations, par pressions, sillons ou vagues, par touchers d’une partie ou de la totalité de la main. Bientôt, il ne reste rien du cône initial et le sable répandu en formes inattendues épouse les impulsions diverses que nous lui imprimons. Le processus dure le temps de l’intérêt collectif pour son développement. Puis, lorsque nous en convenons, nous rassemblons le sable au centre, dans sa forme initiale et il est alors possible de recommencer. Au début d’un jeu, on peut confier la décision de sa fin à un participant : celui-ci choisira alors l’arrêt sur une image qui, pour une raison ou une autre, lui conviendra. La fois suivante, un autre assumera ce rôle.

Dans ce partage, chacun participant au même objet de création collective agit peu et voit beaucoup, témoin à la fois de l’action des autres et des résonances, impulsions et pensées multiples qui naissent constamment en lui-même. Lorsqu’à son tour il agit brièvement, il le fait, animé par le vécu de ce qui a précédé : ainsi il inscrit naturellement son geste, quel qu’il soit, dans un contexte concret, dynamique et sensible, mouvant. Découvrant constamment une action nouvelle et inattendue, il en perçoit aussi les différents échos en lui ; il peut à la fois découvrir la richesse de l’apport de chacun des autres participants et suivre simultanément les images et les inspirations qui défilent dans son esprit. Ce faisant, il visite de façon gratuite, ludique et silencieuse, des modalités de la communication humaine qui, sur le plan verbal et dans des enjeux de la vie pratique sont souvent rapidement saturées par l’accélération des attentes et des projections personnelles de chacun.

Cinquième jeu :

Espace de vie

Dans un espace intérieur assez grand et dégagé, a priori rectangulaire, nous sommes plusieurs (au moins trois) répartis çà et là selon notre sensation, chacun debout et silencieux face à un des axes de la pièce, donc face à l’un ou l’autre des murs. D’autres sont restés assis sur l’un des côtés de la pièce, en témoins silencieux.

Sur place et sans mouvements, nous sentons chacun, plus ou moins proche, la présence des autres autour de nous, les situant sans les regarder, chacun dans son espace et sur son axe propre. Lorsqu’en vient l’impulsion, chacun peut avancer ou reculer sur son axe, en changer par un quart de tour ou un demi-tour, ou s’arrêter pour un temps, puis repartir quand il le sent. Nous ne cherchons ni l’action, ni l’inaction : chacun étend seulement ses perceptions à l’ensemble de l’espace pour en ressentir la vie au gré de déplacements, d’arrêts, de rapprochements ou d’éloignements des uns et des autres, avec les présences distinctes ; à tout moment, nous pouvons sentir notre position ou notre mouvement propre interagir avec celui des autres acteurs dans l’espace que nous partageons. Au bout d’un temps suffisant, nous allons nous asseoir pour laisser la place à ceux qui ont été témoins.

Lorsque nous avons pratiqué un temps de cette façon, à la place des arrêts simples qui restent toujours dans le vocabulaire commun, nous pouvons aussi ressentir l’impulsion de prendre des postures : accroupi, debout bras en croix ou tendus devant, dressés, etc, nous nous en tenons à des gestes élémentaires « bruts » sans signification a priori et que nous pouvons maintenir sans difficulté…

Par sa simplicité géométrique et sa limitation dans les initiatives possibles, ce dispositif nous offre l’occasion de goûter la vie de nos perceptions dans un cadre qui les met en valeur : à mesure que nous déployons le champ d’une attention panoramique, nos ressentis de l’espace et du mouvement des autres autour de nous s’affinent, et nous pouvons apprécier combien la présence en nous accueille et éclaire tout ce qui se passe. Et, peu à peu, silence et espace s’emplissent de « vie immédiate ».

Très simplement, cette pratique nous révèle que toute écoute entière, c’est-à-dire sans a priori, donne sens et vie à une situation élémentaire ; un rien peut dire beaucoup et nous pouvons éprouver combien accepter la rigueur d’un cadre simple, en canalisant l’attention, peut stimuler l’inspiration. Car au sein de ce dépouillement, nous pouvons sentir la source intime des arts de la scène : dans ces relations minimales, il y a déjà tous les ressorts du « théâtre de la vie ».

Investir l’attention panoramique

L’espace d’un jeu peut refléter la vie entière

Parmi l’infinité des jeux que nous pouvons trouver ou retrouver, adapter ou inventer dans tous les domaines de l’expérience, le choix de ces quelques exemples issus de mon expérience m’a semblé convenir pour tenter d’approcher la vitalité essentielle de la présence, au-delà du mot qui, pour moi, signifie l’ouverture d’esprit primordiale qui précède et englobe tous les états et les activités de la conscience. En les revisitant, je souhaite mettre encore davantage en lumière ce en quoi je les trouve stimulants et inspirants :

Tous font appel à une attention large, panoramique, ouverte à la totalité de ce qui agit dans un processus dynamique. Tous reposent sur notre capacité à nous orienter et à trouver notre voie en situation, dans le flux indivisible du vivant dont nous sommes faits. Tous nous renvoient à notre position d’explorateurs intuitifs à la recherche de nos propres ressources. Tous nous renvoient à l’aventure centrale et vitale (trop souvent ignorée !) de l’improvisation dans laquelle, que nous en soyons conscients ou non, nous adaptons constamment nos perceptions, nos intentions et nos moyens…

Équilibre : Dès le premier exercice d’équilibre, je rencontre le besoin d’une maîtrise de la globalité de mon propre fonctionnement. Cherchant à coordonner intention, perceptions et réactions, à mesure que je me stabilise intuitivement en un point interne, immobile et intangible d’où tout cela est perçu, tout devient simple. Ce vécu est aussi celui de la disponibilité. À l’image du sens de l’équilibre qui nous situe finement dans l’espace et qui, en nous permettant la station debout, libère nos mains, la présence est conscience avant, pendant et après tout geste et toute pensée, avant tout contenu. Toujours accessible quand nous sommes réveillés, elle perçoit tous les phénomènes, externes comme internes, y compris le fonctionnement des perceptions avec leurs défaillances. A l’image du sens de l’équilibre, elle se révèle et s’épanouit dans la pratique de l’écoute.5 Dans le sommeil profond, elle nous absorbe dans la plénitude de son silence.

Écoute : Dans le partage d’un rythme à deux, tout passe par la perception globale que chacun a de l’autre, auditive, visuelle et énergétique. Et celle-ci s’affine peu à peu quand nous nous accordons. Quand l’écoute devient vraiment commune, « ça vole », stimulé dans la synergie d’une sensation qui se nourrit d’instant en instant, toujours nouvelle.

Ensemble : Toute l’expérience du grand cercle qui s’emmêle puis se reconstitue, se fonde sur le sens inné en nous, d’appartenance à l’humanité (même s’il semble souvent perdu, ou oublié). À la fois l’intérêt de l’aventure des mouvements et des initiatives individuelles et collectives qui créent de la complexité, puis tout le suspens de l’écoute qui guette chaque issue avant le dénouement final, tout s’accomplit dans notre sentiment de l’interdépendance des destinées humaines.

Partager l’action : Dans le jeu avec le « sable sensible », l’aventure de la forme devient objet commun, œuvre collective et, d’instant en instant, actifs ou non, nous contribuons tous à son devenir. Ainsi nous pouvons apprécier comment l’attention commune et la variété toujours imprévisible des contributions de chacun, élargissant constamment le vocabulaire des formes, révèlent à l’imagination son champ infini…

Espace de vie : Dans l’expérience de mouvement codifié au sein de l’espace commun, chacun est lui-même matière vivante, volume et forme dans le collectif en mouvement. Dans la simplicité du dispositif, l’attention en chacun s’ouvrant à 360 degrés sur les distances et les proximités, les corps, les présences et les sensations, perçoit les mouvements extérieurs, leurs échos internes et l’évidence de leur interaction constante : nous sommes un collectif à l’écoute de sa propre transformation en cours.

Ainsi, expérimentant des ressources naturelles de l’attention ouverte6, nous ressentons l’inspiration qu’apporte tout élargissement de notre champ de conscience habituel ; et dans le partage d’une d’écoute collective fine, nous pouvons pressentir les potentialités d’une créativité commune très vaste et riche.

Retrouver confiance en l’attention naturelle

« Maturité de l'homme : avoir retrouvé le sérieux qu'enfant, on mettait à ses jeux. »

Friedrich Nietzsche7

Un grand besoin pour la santé de ce qu’on appelle l’éducation – qu’on peut définir comme l’accueil et l’accompagnement des enfants par des adultes d’aujourd’hui dans leur découverte du monde et de la société humaine – est de retrouver confiance en la vitalité naturelle de l’enfance, si prompte à apprendre sur tant de plans. Retrouver la confiance en cette vitalité qui, en quelques années, nous a permis de poser tous nos fondements – tels que manipuler, nous mettre debout, marcher, parler, concevoir… la liste est longue – nous pouvons appeler cela retrouver confiance dans le sens de l’autonomie. Pour cela, il faut accepter de ressentir ce qui nous en éloigne – parfois jusqu’au point de ne plus savoir l’accueillir et l’accompagner. Cela implique une compréhension de notre cheminement, de l’enfant souvent blessé, parfois oublié, à l’adulte qui cherche sa juste place. Pour ce regard, nous pouvons être intuitivement guidés par le sens du jeu, inné, qui veille en nous – tout adulte sérieux que nous puissions paraître…

Les meilleurs jeux surgissent intuitivement, en accord avec nos ressentis du moment : ils sont inspirés. Qu’ils soient créations totales ou adaptations de dispositifs déjà vécus, ou encore, bien connus ; l’important est qu’ils permettent de visiter à loisir l’un ou l’autre terrain d’expérience spécifique qui nous appelle et nous stimule8. L’adhésion à ce que nous faisons nous apporte une intensité naturelle et une joie, indépendamment de la (ou des) humeurs qui accompagnent un jeu ; en effet, quels qu’ils soient, les jeux nous donnent accès à la joie fondamentale d’éprouver notre mobilité d’esprit et notre sens de la liberté.

Ce qui relie des adultes et des enfants dans leur découverte du monde, c’est le fait de vivre et apprendre ensemble, chacun à son niveau d’expérience. Dès qu’on ressent ce lien, on peut pressentir la dimension d’un jeu très vaste, d’une entreprise essentielle, généreuse et vitale : celle qui peut permettre à tant de gens de points de vue si différents de se stimuler les uns les autres vers l’autonomie véritable d’une conscience qui, au-delà de la vision personnelle de chacun, accueille et intègre une mobilité créatrice collective.

Éduquer, transmettre, échanger ; co-évoluer

Lors d’une transmission vivante, chacun donnant le meilleur de son attention à l’autre, élève sa conscience.

En éducation, tout passe par la relation ; aussi l’attention bienveillante est-elle féconde pour tous, adultes comme enfants. Pour les apprentissages, toute présence disponible et curieuse est très porteuse. Il est aussi bon pour les enfants de se sentir guidés sur des terrains par des adultes qui les ont parcourus. Un accompagnant bienveillant et compétent peut encourager et aider un enfant à chercher son chemin dans un livre, sur le net, ou même dans une expérimentation pratique ; un professionnel pratiquant une matière spécifique peut directement le guider dans des axes et des repères précieux pour éclairer le champ qu’il découvre. Les deux positions sont complémentaires et stimulantes : l’une pour encourager et soutenir le questionnement autonome de l’enfant, l’autre pour lui répondre en lui offrant une compétence qui le stimule et l’inspire. Mais dans les deux cas, l’adulte comme l’enfant apprend la présence à l’autre, la communication qui relie, l’écoute mutuelle, l’intelligence humaine.

Pourvu que tous puissent en admettre les principes et chacun tenir son rôle, éducation, enseignement et apprentissage peuvent être assumés comme étant les axes d’un jeu relationnel évolutif de très grande envergure dont l’enjeu est la vitalité de toute la société. Pour en appréhender les règles et permettre leur évolution, il importe de visiter les forces que cette rencontre de générations met naturellement en présence:

Il y a d’un côté des adultes qui se sentent concernés et motivés pour préparer la jeune génération aux enjeux de l’évolution humaine dans le monde de demain. Et avec eux, des enfants et des jeunes qui, étant nés aujourd’hui, le découvrent à leur façon, inédite.

Les adultes souhaitent, d’une part, transmettre leur expérience et préserver le patrimoine dont ils se sentent garants. D’autre part, ils veulent aussi permettre aux enfants de développer leurs propres impulsions.

Les enfants et les jeunes désirent à la fois expérimenter librement, et aussi accéder au pourquoi et au comment du monde qu’ils découvrent, en y ayant leur part dans le questionnement, dans l’implication et la créativité.

Ce jeu relationnel consiste donc en une rencontre comportant un échange de forces à la fois complémentaires et partiellement divergentes que nous pouvons tenter d’esquisser maintenant :

Les adultes veulent assurer une transmission. Ils vivent souvent la grande difficulté d’adapter leur geste.

Les enfants aiment expérimenter et communiquer librement ; soit on leur impose de le faire selon un modèle et dans un cadre spatio-temporel préétabli ; soit on les laisse décider seuls ; ou souvent, on tâtonne dans différentes directions. Dans le meilleur des cas, les adultes inspirés par la force d’étonnement et d’observation des enfants et des jeunes la retrouvent en eux dans des échanges inédits et mutuellement féconds. L’éducation peut alors être reconnue comme co-évolution.

Le grand défi de l’éducateur est d’accompagner des êtres dans les besoins de leur développement propre. Pour répondre à ce défi, Rudolf Steiner a invité les éducateurs à l’étude du développement humain accompagnée d’une observation collective très fine. Il a constamment cherché à voir la globalité de l’homme, en écoutant la dimension du penser, du sentir et du vouloir, c’est-à-dire à le voir en percevant ce qui le meut intérieurement. Voyant au quotidien l’être en devenir à partir de son geste interne de développement, il pense l’éducation en observant la façon dont les processus du développement cognitifs interagissent constamment et naturellement avec ceux de la croissance et de la santé physique. Selon lui, il existe un lien organique intime entre une phase du développement biologique et psychique et l’aptitude à pénétrer concrètement tel ou tel champ de la connaissance par les sens, affective ou abstraite. Ce lien est une synergie dans la conscience profonde (on peut ici parler d’une conscience subtile ou intuitive que l’être en développement a de lui-même et de ses besoins). Un pédagogue qui se plonge de cette manière dans l’observation du développement d’un enfant peut, non seulement en être inspiré pour ouvrir à l’enfant des champs d’exploration et d’expérience, mais aussi avoir la chance de rencontrer en lui l’intuition et par là, l’inspiration.

Les difficultés naturelles précitées invitent à créer de nouveaux appuis

1- placer la communication non violente au centre de l’attention commune9 ;

2- créer une « communauté éducative élargie », réunissant des adultes professionnels de différents domaines, disposés à contribuer personnellement à ouvrir le champ de l’éducation aux échanges concrets avec la société ;

Le proverbe africain nous dit : Il faut tout un village pour faire l’éducation d’un enfant. De tout temps, la transmission vivante s’est faite de façon directe, par l’observation, par l’imitation et l’échange concret dans la pratique. Depuis l’ère industrielle, l’évolution de l’école, en regroupant les enfants en un lieu clos et sur des durées de plus en plus longues, a peu à peu confisqué aux enfants le temps d’initiative spontanée, les coupant aussi de la possibilité d’être en contact avec la réalité riche et concrète du monde des adultes en activité. De ce fait, ainsi que par l’urbanisation croissante des sociétés, l’apprentissage de la vie est ainsi progressivement devenu un processus essentiellement théorique, presque entièrement cérébral. À l’ère de la numérisation des connaissances et d’une partie importante des processus de décision et de production, il semble urgent de faire en sorte que dans l’éducation, les générations à venir puissent retrouver des racines sensorielles profondes et une expérience de relations humaines ouvertes. À mesure que l’on reconsidère l’importance vitale des transmissions directes, un lien nouveau, très dynamique et inspirant peut être développé entre les « actifs » et les « apprenants » et, de façon plus générale, entre les générations.

3 - doter cette communauté d’outils de gouvernance partagée ;

Afin d’intégrer l’écoute des individus dans une gouvernance démocratique, depuis les années 1970, des outils ont été développés et expérimentés au sein d’entreprises aux Pays-Bas, sous le nom de sociocratie (http://www.sociocratie.net). Objets d’études universitaires et de thèses, ils n’ont pas cessé d’évoluer depuis, et sont reconnus et utilisés pour la souplesse évolutive qu’ils permettent.

4 - dans le quotidien de l’école, donner régulièrement sa place à la mise au point collective et à l’ajustement des règles de vie commune, de sorte que chacun puisse les questionner et les assumer ;

5 - créer un organe qui permette un processus de résolution des conflits au sein de la communauté ;

Inspiré par l’expérience de l’école de Summerhill en Angleterre et par celle de la Sudbury Valley School aux États-Unis, le mouvement des Écoles démocratiques qui utilise ces deux instances de régulation de la vie collective est en plein essor en France et en europe.10 Fondée en 1970, l’école de Sudbury Valley a maintenu depuis une démarche reposant d’une part sur la motivation intrinsèque de chaque enfant ou jeune et de l’autre sur la co-gouvernance des adultes et des enfants au cœur de la vie de l’école. Inspiré par l’expérience de cette école, le livre du chercheur Peter Gray, Libre pour apprendre11, offre une vaste visite de ce qui a amené l’éducation occidentale jusqu’à son état actuel et nous remémore largement nos ressources naturelles oubliées. A lire aussi, le livre récemment traduit, témoignage de l’intérieur écrit par un fondateur de cette école.12

6 - consacrer un temps hebdomadaire de suivi pédagogique en équipe : réunion de toutes les personnes qui sont en contact régulier avec les enfants. S’il est vital que l’on développe une attention bienveillante à chacun, celle-ci sera profondément élargie et dynamisée en équipe, par l’échange hebdomadaire de regards croisés sur le vécu quotidien au sein de l’école. Et ceci d’autant plus qu’on pourra y consacrer des temps spécifiques de formation continue à un approfondissement de questions sur la nature humaine (développement de l’enfant, intelligences multiples, neurosciences…) et à un travail de supervision (grâce à une écoute extérieure attentive et expérimentée, offrant à l’équipe un miroir et un recul éclairants).

7 - lors de ces réunions d’équipe, consacrer un temps à des pratiques non verbales.

Souvent, dans le travail social ou éducatif, beaucoup de fatigue est due aux indispensables échanges verbaux qui se déroulent dans une disponibilité d’esprit et une détente insuffisantes, dont résulte aussi souvent un manque de concision. Au-delà de ce qu’apporte la CNV lors des échanges souvent chargés d’émotion, cultiver entre collègues différentes activités sur d’autres plans favorise la détente et la disponibilité d’esprit : pratiques de mouvements dans l’espace (jeux de coordination, jeux rythmiques), chant, création plastique collective, moments de silence et de relaxation…

L’intérêt d’une telle organisation est de permettre la prise en compte et le soin des besoins et des tensions inhérents à la nature même du processus éducatif : la difficulté à se faire comprendre et à prendre en compte un point de vue très différent du sien, le besoin de connaître le monde et les hommes, le besoin de percevoir le sens de ce qu’on fait et de sentir la cohésion dans la vie sociale et enfin, celui de résoudre et digérer les conflits pour les comprendre et les dépasser dans une compréhension de notre propre nature.

Au cœur du Mouvement Colibris, du Printemps de l’Éducation, de l’Université du Nous, de l’EUDEC – European democratic education community – et d’autres initiatives collectives et individuelles, le partage concret se développe en réseaux à différentes échelles, allant du plan local au plan national. Lorsqu’un collectif parvient à cultiver l’écoute de l’autre, la notion d’intimité peut prendre un sens nouveau. Elle peut alors être reconnue comme un espace de conscience où tout ce qui agit en soi comme chez autrui peut être perçu et accueilli sans jugement. Quand cette qualité d’écoute et de réceptivité se développe dans un groupe, une détente peut se produire et nourrir la confiance. L’authenticité dans les relations qui peut alors se développer apporte plus de lisibilité mutuelle dans les échanges et l’intelligence collective peut s’épanouir. Sobonfu Somé, dans son livre Vivre l’intimité, s’exprime ainsi :

« Le but de la communauté est de veiller à ce que chacun de ses membres soit entendu et partage bien les dons qu’il a apportés à ce monde. Sans ces dons, la communauté meurt. Et sans la communauté, les individus n’ont pas de lieu où ils peuvent contribuer. Ainsi, la communauté est cet espace fondamental où les gens viennent partager leurs dons et recevoir ceux des autres.13 »

Ainsi, dans tous les domaines d’apprentissage, qu’ils soient spontanés ou dits « scolaires », à l’écoute des besoins et de l’inspiration, nous pouvons retrouver ou créer des jeux qui seront nos outils d’expérimentation, nos terrains de découverte en action pour un développement de l’intelligence des processus : des jeux et exercices d’équilibre, d’adresse et d’acrobatie, de glisse ou de coordination individuelle à ceux qui peuvent être développés à deux et dans des formes de coordination collective… ; des jeux à règles sans accessoires aux jeux de balles et ballons, de bâtons, de cordes, de ficelles et autres élastiques… ; des habituels jeux de gagne aux jeux coopératifs ; des jeux de rôles, de théâtre, de marionnettes ou de théâtre d’ombre à l’improvisation ouverte ; des jeux de mimétisme codifié à la découverte du geste libre ; du simple jeu rythmique ou vocal à l’improvisation musicale14… sans oublier les jeux d’esprit, les jeux stratégiques et ceux, dits de société, ni tout le domaine en pleine expansion des jeux numériques, en ligne ou non15, etc…, les pratiques ludiques nous servent à expérimenter nos propres fonctionnements en toutes sortes de situations. Car dans l’intérêt de l’action et pour préserver la dynamique du jeu, chacun veille avant tout au respect des règles et prend sur soi de s’y adapter au mieux à partir des moyens dont il dispose; et ainsi, en éprouvant naturellement les limites, il s’efforce de le repousser et de les dépasser. La vivacité et la mobilité d’esprit que nous y développons nous permet d’aborder les situations nouvelles avec plus de confiance. Et, riches de cette expérience, ce même sens du jeu par lequel nous intégrons cadres et règles comme autant de champs d’exploration, nous pouvons l’investir dans d’autres domaines d’apprentissages dits « sérieux » comme dans l’ensemble de nos conditions de vie. Éprouvant et développant l’attention, nous expérimentons l’ouverture d’esprit, l’engagement et, en investissant la clarté et la rigueur, nous accédons à la discipline, aux disciplines…

Où commence la souveraineté ?

Qui perçoit la mobilité et la plasticité de l’esprit, sinon la présence que nous sommes ?

C’est par son expérience de cette intelligence des fonctionnements de l’attention qu’auprès des enfants qu’il accompagne et connaît, un adulte peut partager une expérience et transmettre des connaissances de manière adaptée aux situations. Plus il perçoit finement et au présent les intérêts des enfants, mieux il trouve (spontanément mais aussi à partir d’une réflexion qu’il peut développer avec ses pairs) quand et comment leur ouvrir l’approche et l’entrée d’un sujet nouveau ou difficile d’accès. Si la joie d’apprendre passe notamment par les découvertes que l’on fait par soi-même, elle provient aussi de trouvailles inattendues que l’on doit à un guide qui nous amène de manière opportune à voir les choses sous des angles insoupçonnés et passionnants. Un adulte expérimenté et disponible peut ouvrir des perspectives larges et éclairantes. C’est aussi souvent de telles rencontres que naissent des vocations. Surtout quand, au-delà de tout ce qu’il peut transmettre ou inspirer, l’adulte en question accueille en chacun l’autonomie foncière de la conscience et la reconnaît comme l’énergie motrice de tout développement.

Nous avons évoqué la vivacité et la souplesse de l’attention qui s’éveille quand nous jouons ; en sollicitant cette aptitude essentielle par laquelle nous expérimentons et développons à la fois nos impulsions, nos pensées et nos ressentis, nous espérons surtout favoriser la connaissance très concrète de soi qu’elle permet. Elle ouvre naturellement à la confiance en soi et en autrui. En effet, lorsqu’au cœur des multiples défis de notre développement, nous parvenons à aborder l’apprentissage et la connaissance comme un jeu immense, notre première démarche est d’en déceler les règles : lorsque, éprouvant à la fois l’équilibre physique et la mobilité, nous sentons la vitalité et la maîtrise ; lorsque nous investissons l’énergie que donne l’écoute mutuelle ; lorsque, reconnaissant l’autonomie de nos contemporains, nous pouvons expérimenter et observer les vastes ressources de la conscience humaine ; lorsque nous pouvons partager en toute conscience et en intelligence collective une création commune ; lorsqu’enfin cette attention peut embrasser de multiples démarches individuelles et collectives ; alors nous intégrons la puissance de l’attention et nous éprouvons la présence comme l’espace intangible dans lequel tous les mouvements dans la conscience et dans le monde peuvent être perçus ; alors nous pouvons percevoir les élans et les freins, les impulsions et les contre coups de la vie, dans une ouverture d’esprit où se constitue un sens intime d’éveil et d’espace, d’orientation lucide et d’adaptation intuitive à ce qui est. Dans cette souplesse, nous pouvons alors observer et dépasser tous les jugements de valeurs immédiats pour pénétrer la perception de ce qui, au-delà des apparences, est avant tout constant mouvement, création en cours. Dans une telle écoute, la notion de responsabilité prend un sens nouveau. Et, nous découvrant nous-mêmes comme présence, à la fois témoins immobiles et acteurs dans le monde en devenir, nous ressentons la profondeur d’être.

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NOTES

1 Essentiellement orale et pratique, la transmission de la pédagogie intuitive a fait l’objet de quelques captations vidéos visibles sur Youtube, en allemand, en suédois (non traduites). Des articles ont été rédigés, dont un par E. Lienhard, dans le N° 1 de la revue Sentiers. 7 cahiers de réflexion pratique sur la communication pédagogique, « De l’ancienne école à la nouvelle » par Marcel Desax et Michael Schmidt ont été traduits et publiés aux éditions de la Fédération des écoles Steiner-Waldorf en France. En Allemagne, des personnes ayant suivi la formation commencent à rassembler du matériel mémoriel et didactique.

2 « La crise de l’éducation », in La crise de la culture, Huit exercices de pensée politique, [Between Past and Future], Première parution en 1972, Trad. de l'anglais (États-Unis) par un collectif de traducteurs. Édition de Patrick Lévy, Gallimard, 1989.

3 Jeu signifie aussi espace minime mais indispensable à la mobilité entre deux corps ou objets. On peut voir le jeu comme la mobilité même et l’intelligence vivante : l’homme qui joue vit pleinement la mobilité de la conscience.

4 Friedrich von Schiller, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme, Aubier, 1795.

5 On voit de plus en plus se développer des pratiques méditatives et de relaxation au sein des écoles et de nombreux enseignants placent à la fois le développement social, la conscience émotionnelle et la bienveillance au cœur de leurs engagements. Beaucoup d’enseignants, de parents et d’éducateurs se forment à la CNV (Communication non violente) et à l’éducation positive. La fondation SEVE propose méditation et philosophie à l’école…

6 Attention ouverte ou inclusive, par contraste avec l’attention exclusive, dirigée sur un seul objet, qu’on appelle aussi concentration.

7 Friedrich Nietzsche Par-delà le bien et le mal, Le Livre de Poche, 1991.

8 L’intuition peut être décrite comme un sens de l’orientation appliqué à l’ensemble de notre expérience. Dans un choix intuitif, l’esprit appréhende un champ très vaste où il s’oriente spontanément. C’est pourquoi on parle de présence d’esprit.

9 Développée par Marshall Rosenberg, la C.N.V. est de plus en plus étudiée et pratiquée dans les milieux éducatifs et dans le travail social. Son livre « Les mots sont des fenêtres » éditions La Découverte, 1999, est un véritable manuel pour qui désire questionner et dépasser les habitudes, les codes et les réflexes a priori de la communication verbale courante.

10 En trois ans, plus de 20 écoles démocratiques ont ouvert leurs portes, dont celle de Grivery en septembre dernier, à laquelle je participe.https://adogriculturebio.wixsite.com/ecole-grivery

Et une quarantaine sont actuellement en projets plus ou moins avancés. cf. : www.google.com/maps/d/viewer?mid=14B_wjFaEmpIdXnExd7KBVk0iIKQ&ll=46.25729132197231%2C2.0516999500000566&z=5

11 Peter Gray, Libre pour apprendre, Actes Sud, 2016.

12 L’école de la liberté, Daniel Greenberg, éditions Mama 2017

13 Sobonfu Somé,Vivre l’intimité, aux éditions Jouvence, 2001

14 Tous les jeux de mouvement, de coordination et d’écoute mutuelle, tout comme ceux de maîtrise de l’espace, sont reconnus pour leur haute valeur de stimulation et de structuration des fonctions cognitives au sens très large du terme, de la concentration et de l’imagination créatrice.

15 Au sujet des grandes différences d’expériences qu’offrent tant de différents jeux, de ceux de plein air aux jeux de société et aux jeux numériques, en passant par les jeux dramatiques de toutes sortes, etc, notre propos ici est de mettre l’accent sur l’ouverture intuitive dans les relations éducatives ; qu’il s’agisse des matières étudiées ou des jeux, le climat d’intérêt mutuel entre les êtres au quotidien sera déterminant pour toute la façon dont chacun choisira et investira les contenus des activités elles-mêmes.

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